32. Diversion

 

— Aux dernières nouvelles, annonça le capitaine Smith à ses passagers réunis, Galaxy est à flot, en assez bon état. Un membre d’équipage, une hôtesse, a été tuée. Nous ignorons les détails. Mais tous les autres sont sains et saufs.

» Les systèmes du vaisseau fonctionnent tous ; il y a quelques fuites mais elles ont été colmatées. D’après le capitaine Laplace, il n’y a pas de danger immédiat. Le vent les repousse de plus en plus loin de la terre ferme, vers le centre de la face diurne mais ce n’est pas un grave problème : ils sont presque certains de toucher une des grandes îles avant d’y parvenir. Pour le moment, ils sont à quatre-vingt-dix kilomètres de la côte la plus proche. Ils ont vu de gros animaux marins mais qui ne donnent aucun signe d’hostilité.

» Sauf accident, ils devraient être en mesure de survivre pendant plusieurs mois, jusqu’à ce qu’ils n’aient plus de vivres ; ils sont d’ailleurs déjà strictement rationnés. Mais, à ce que dit le capitaine Laplace, le moral est bon.

» Et c’est là que nous intervenons. Si nous retournons immédiatement sur la Terre pour refaire le plein et faire vérifier le vaisseau, nous pouvons atteindre Europe sur une orbite rétro-propulsée en quatre-vingt-cinq jours. Univers est le seul vaisseau actuellement en service capable d’y atterrir et d’en décoller avec un chargement raisonnable. Les navettes de Ganymède peuvent sans doute larguer des vivres ou du matériel, mais c’est tout. Malgré tout, cela fera presque toute la différence entre la vie et la mort.

» Je regrette, mesdames et messieurs, que notre visite soit écourtée, mais je pense que vous êtes tous d’accord pour reconnaître que nous vous avons montré tout ce que nous vous avions promis. Et je suis sûr que vous approuverez notre nouvelle mission, même si les chances de succès sont, je ne le cache pas, assez minces. Ce sera tout pour le moment. Professeur Floyd… Puis-je vous voir un instant ?

Tandis que tout le monde sortait lentement, en méditant, du grand salon – théâtre auparavant de nombreuses réunions moins dramatiques –, le capitaine parcourut une liasse de messages. Les mots écrits ou imprimés sur du papier étaient encore parfois le moyen de communication le plus commode, mais même là la technique avait eu son mot à dire. Les feuillets que le capitaine tenait dans sa main étaient faits de cette matière multifax indéfiniment réutilisable qui avait tant fait pour réduire le fardeau de l’humble corbeille à papier.

— Heywood, dit-il sans plus de cérémonie – le temps des politesses était passé –, il se passe beaucoup de choses que je ne comprends pas.

— Moi non plus, répliqua Floyd. Pas encore de nouvelles de Chris ?

— Non, mais Ganymède a relayé votre message et il devrait l’avoir reçu, maintenant. Les communications personnelles sont interdites pour l’instant, comme vous l’imaginez, mais naturellement votre nom a permis de passer outre.

— Merci, capitaine. Y a-t-il quelque chose que je puisse faire pour vous aider ?

— Ma foi, je ne vois pas… Je vous le ferai savoir.

Ce devait être la dernière fois, ou presque, et pour un assez long temps, que les deux hommes s’adressaient la parole. Dans quelques heures, le Pr Heywood Floyd ne serait plus que « ce vieux fou imbécile » après que la brève « mutinerie de l’Univers » aurait éclaté… dirigée par le capitaine.

 

L’officier de navigation était le lieutenant Roy Jolson, surnommé « Stars ». Floyd le connaissait à peine de vue et n’avait jamais eu l’occasion d’échanger avec lui d’autres mots que bonjour-bonsoir. Il fut donc étonné, ayant entendu frapper à la porte de sa cabine, de se trouver face à lui.

Il apportait plusieurs cartes et semblait assez mal à l’aise. Ce ne pouvait pas être la présence de Floyd qui l’intimidait – tout le monde à bord avait eu le temps de s’y habituer –, alors il devait y avoir une autre raison.

— Professeur, commença-t-il sur un ton si pressant, si anxieux, qu’il avait l’air d’un représentant qui a misé tout son avenir sur sa prochaine vente, j’aimerais vous demander un conseil… et votre assistance.

— Tant que vous voudrez, mais que puis-je faire ?

Jolson déroula une carte montrant la position de toutes les planètes à l’intérieur de l’orbite de Lucifer.

— Le truc que vous avez utilisé quand vous avez couplé Leonov et Discovery pour vous échapper de Jupiter avant que la planète explose m’a donné une idée.

— Celle-là n’était pas la mienne, mais celle de Walter Curnow.

— Ah ? Je ne savais pas. Naturellement, nous n’avons pas d’autre vaisseau pour nous propulser, ici, mais nous avons bien mieux que ça !

— Que voulez-vous dire ? demanda Floyd se demandant où il voulait en venir.

— Pourquoi retourner sur la Terre pour refaire le plein de propulsif alors qu’Old Faithful en fait jaillir des tonnes à chaque seconde, à deux cents mètres d’ici ? Si nous puisions à cette source, ce n’est pas trois mois qu’il nous faudrait pour atteindre Europe, mais trois semaines.

L’idée était si évidente, et pourtant si audacieuse, que Floyd en eut le souffle coupé. Une demi-douzaine d’objections lui vinrent immédiatement à l’esprit, mais aucune ne lui parut définitive.

— Qu’en pense le capitaine ?

— Je ne lui en ai pas parlé. C’est pour ça que j’ai besoin de votre aide. J’aimerais que vous ayez la gentillesse de vérifier mes calculs, et puis de lui présenter la chose. Moi, il refuserait de m’écouter, j’en suis certain, et je ne pourrais lui en vouloir. Si j’étais le capitaine, je crois que moi aussi…

Un long silence s’installa dans la petite cabine. Enfin Heywood Floyd dit lentement :

— Je vais vous donner toutes les raisons pour lesquelles ce n’est pas possible. Ensuite, vous me direz pourquoi je me trompe.

 

Le lieutenant Jolson connaissait bien son supérieur : le capitaine Smith n’avait jamais, à ses dires, entendu de suggestion plus démente…

Ses objections étaient d’ailleurs toutes très bien fondées, sans un soupçon de parti pris.

— Bien sûr, en théorie ça marcherait, reconnut-il. Mais pensez aux problèmes pratiques, mon vieux ! Comment est-ce que vous comptez amener ça dans les réservoirs ?

— J’en ai parlé aux mécaniciens. Nous rapprocherions le vaisseau du bord du cratère. À cinquante mètres, il n’y a aucun danger. Il y a de la tuyauterie inutile que nous pouvons démonter, et puis nous installerons une canalisation jusqu’à Old Faithful et nous attendrons qu’il jaillisse. Vous connaissez sa ponctualité.

— Mais nos pompes ne peuvent pas fonctionner dans un quasi-vide !

— Nous n’en avons pas besoin. Nous pouvons compter sur la vitesse de jaillissement du geyser pour nous donner un afflux d’au moins cent kilos-seconde. Old Faithful fera tout le travail.

— Il nous donnera des cristaux de glace et de la vapeur, mais pas d’eau liquide.

— Tout se liquéfiera ou se condensera à bord.

— Vous avez vraiment réponse à tout, on dirait, grommela le capitaine non sans une certaine admiration. Mais je n’y crois pas. Et d’abord, est-ce que l’eau est assez pure ? Et les contaminants, en particulier les particules de carbone ?

Floyd ne put s’empêcher de sourire. La suie devenait une obsession chez le capitaine Smith.

— Il est possible de filtrer les plus grosses ; le reste ne gênera pas la réaction. Et, ah oui, le taux d’isotopes d’hydrogène paraît plus élevé ici que sur la Terre. Vous auriez peut-être une poussée plus forte.

— Que pensent vos confrères de cette idée ? Si nous nous dirigeons tout droit vers Lucifer, ils ne rentreront pas chez eux avant des mois…

— Je ne leur ai rien dit encore. Mais est-ce important, alors que tant de vies sont en jeu ? Nous avons la possibilité de secourir Galaxy avec soixante-dix jours d’avance sur le temps prévu ! Soixante-dix jours ! Songez à ce qui risque d’arriver sur Europe dans ce laps de temps !

— J’ai parfaitement conscience du facteur temps, rétorqua sèchement le capitaine. Et cela nous concerne aussi. Nous risquons de ne pas avoir assez de vivres pour un voyage prolongé.

Voilà qu’il cherche la petite bête, pensa Floyd, et il doit savoir que je m’en rends compte. Mieux vaut avoir recours au tact…

— Pour deux semaines supplémentaires ? Je ne puis croire que nous ayons une marge aussi réduite. D’ailleurs, vous nous nourrissez trop bien. Un petit rationnement ne nous fera pas de mal.

Le capitaine se força à sourire, un sourire glacial.

— Allez raconter ça à Willis et à Mihailovitch. Cela dit, toute cette idée me paraît complètement folle.

— Essayons au moins d’en faire part à la direction générale. Je voudrais parler à Sir Lawrence.

— Je ne puis vous en empêcher, naturellement, dit le capitaine Smith sur un ton suggérant qu’il ne demanderait pas mieux, mais je sais exactement ce qu’il va vous répondre.

Il se trompait complètement.

 

Sir Lawrence ne s’était plus risqué à un jeu de hasard depuis trente ans ; cela ne convenait pas à l’auguste position qu’il occupait désormais dans le monde des affaires. Mais, jeune homme, il avait connu quelques battements de cœur à l’hippodrome de Hong Kong, avant qu’un gouvernement puritain le ferme dans une crise de moralité publique. La vie était ainsi faite, pensait-il parfois amèrement : autrefois, quand il n’avait pas d’argent pour le faire, il avait la possibilité de jouer, et maintenant qu’il était l’homme le plus riche du monde, il ne le pouvait plus parce qu’il devait donner le bon exemple.

Et pourtant, personne ne savait mieux que lui que toute sa carrière n’avait été qu’une longue suite de coups de dés. Chaque fois, il avait fait son possible pour forcer la chance, en rassemblant les meilleurs renseignements, en écoutant les experts que son intuition disait capables de lui donner les meilleurs conseils. Il avait généralement su se retirer de la partie à temps, quand ils se trompaient, mais il y avait toujours eu un élément de risque.

À présent, en lisant le mémorandum de Heywood Floyd, il retrouvait cette excitation qu’il avait connue quand les chevaux débouchaient du virage et fonçaient dans la dernière ligne droite. C’était là un pari, indiscutablement, peut-être le dernier et le plus gros de sa carrière, même si jamais il n’oserait en parler à son conseil d’administration. Et encore moins à Lady Jasmine.

— Qu’en penses-tu, Bill ? demanda-t-il.

Son fils (pondéré et tout à fait digne de confiance, mais à qui manquait cependant cette étincelle vitale qui n’était peut-être plus nécessaire dans cette génération) lui fit la réponse à laquelle il s’attendait :

— En théorie, c’est très valable. Univers peut le faire… sur le papier. Mais nous avons déjà perdu un vaisseau, est-il sage d’en risquer un autre ?

— Il doit quand même aller à Jupiter… euh… Lucifer.

— Oui, mais après une révision complète en orbite terrestre. Est-ce que tu te rends compte de ce que signifie une telle mission directe ? Il va battre tous les records de vitesse, il ferait plus de mille kilomètres-seconde au moment du retournement.

C’était ce qu’il pouvait dire de plus maladroit ; une fois de plus, le tonnerre des sabots au galop résonna aux oreilles de Sir Lawrence. Mais il se contenta de répondre simplement :

— Ça ne coûte rien de les laisser procéder à quelques essais, même si le capitaine Smith a l’air d’être fermement opposé à cette idée. Il a été jusqu’à menacer de démissionner. En attendant, vérifie nos contrats avec Lloyds. Nous pourrions avoir à reconsidérer le sinistre de Galaxy.

Surtout, aurait-il pu ajouter, si nous décidons d’engager Univers dans l’affaire.

Et il s’inquiétait au sujet du capitaine Smith. Maintenant que Laplace était naufragé sur Europe, Smith était le meilleur commandant qui lui restât.

 

33. Geyser service

 

— Le boulot le plus minable que j’aie vu depuis que j’ai quitté l’école, grommela le chef mécanicien. Mais ce qu’on pouvait faire de mieux dans le temps qui nous était imparti.

Le pipe-line de fortune s’étirait sur cinquante mètres de roche étincelante incrustée de substances chimiques vers le cratère encore en repos d’Old Faithful, où il se terminait par une espèce d’entonnoir rectangulaire. Le Soleil venait juste d’apparaître au-dessus des collines et déjà le sol tremblait légèrement alors que les réservoirs souterrains – ou sous-halleyens – de la comète sentaient les premières chaleurs.

À l’affût dans le salon d’observation, Heywood Floyd avait du mal à croire que tant d’événements s’étaient déroulés depuis vingt-quatre heures. Pour commencer, le vaisseau s’était divisé en deux factions rivales, la première conduite par le capitaine et l’autre, forcément, par lui-même. Ils restaient froidement polis l’un envers l’autre, mais, s’il n’y avait pas eu de véritables échanges de coups, il avait découvert qu’on lui avait attribué le surnom de « Floyd Suicide ». Il n’appréciait pas tellement.

Personne, cependant, n’avait rien de sensé à reprocher à la manœuvre Floyd-Jolson. (Cette appellation aussi était injuste ; il avait insisté pour que tout l’honneur en revînt à Jolson mais personne ne l’avait écouté et Mihailovitch avait même ironisé : « Vous n’êtes donc pas prêt à en partager la responsabilité si ça tourne mal ? »)

Le premier essai aurait lieu dans vingt minutes, quand Old Faithful saluerait l’aube à sa manière, avec un peu de retard. Mais même si cette idée marchait, même si les réservoirs se remplissaient d’eau pure au lieu du liquide vaseux que prédisait le capitaine Smith, la route vers Europe était loin d’être ouverte.

Les réactions des passagers demeuraient un facteur sans doute mineur mais non négligeable. On leur avait annoncé qu’ils seraient de retour chez eux dans quinze jours ; maintenant, à leur surprise et dans certains cas à leur désespoir, ils devaient affronter la perspective d’une mission dangereuse à l’autre bout du système solaire. Et même si cette mission réussissait, aucune date ferme n’était plus prévue pour leur retour sur Terre.

Willis était effondré ; tout son futur emploi du temps était bouleversé. Il errait en marmonnant des menaces de procès mais personne ne lui accordait la moindre attention.

Greenberg, en revanche, exultait ; il allait maintenant pouvoir se replonger réellement dans les affaires spatiales ! Et Mihailovitch, qui passait presque tout son temps à composer bruyamment dans sa cabine très mal insonorisée, était presque aussi enchanté. Il ne doutait pas un instant que la diversion allait l’inspirer et le hausser à de nouveaux sommets de créativité.

Maggie M. se montrait philosophe : « Si nous avons la possibilité de sauver des vies, disait-elle en fixant Willis d’un air éloquent, comment pourrions-nous refuser ? »

Quant à Yva Merlin, Floyd avait fait un effort particulier pour lui expliquer la situation et il découvrit qu’elle la comprenait remarquablement bien. Et ce fut Yva, à sa profonde stupéfaction, qui posa la question à laquelle personne ne semblait avoir pensé : « Et si les Europiens ne veulent pas que nous atterrissions, même pour sauver nos amis ? »

Floyd la regarda d’un air parfaitement ahuri ; encore à présent, il lui était difficile de l’accepter comme une personne réelle, humaine, et il ne savait jamais si elle allait lui sortir une réflexion profonde ou une stupidité.

— C’est une très bonne question, Yva. Croyez-moi, j’y songe.

Il disait la vérité ; jamais il ne pourrait mentir à Yva Merlin. Ce serait, en quelque sorte, un sacrilège.

 

Les premières volutes de vapeur apparurent au-dessus de la bouche du geyser. Elles s’élevèrent dans le vide en spirales irrégulières et s’évaporèrent rapidement sous le soleil brûlant.

Old Faithful toussota encore comme pour s’éclaircir la gorge. Une colonne d’un blanc de neige – étonnamment compacte – de cristaux de glace et de gouttes d’eau jaillit alors rapidement vers le ciel. Bien que prévenus, les spectateurs s’attendaient d’instinct à la voir se recourber et retomber, mais naturellement elle n’en fit rien. Elle continua de monter, en s’élargissant à peine, jusqu’à rejoindre la vaste couverture nuageuse de la comète. Floyd remarqua, non sans satisfaction, que le pipe-line était agité de tremblements, signe que l’eau s’y précipitait.

Dix minutes plus tard, un conseil de guerre se réunit sur la passerelle. Le capitaine Smith, toujours d’une humeur massacrante, se contenta de saluer Floyd d’un bref signe de tête, laissant la parole à son second, vaguement embarrassé.

— Ma foi, ça marche fort bien, c’en est même étonnant. À cette allure, nous remplirons nos réservoirs en vingt heures, mais il nous faudra peut-être sortir et mieux ancrer le tuyau.

— Et les saletés ? demanda quelqu’un.

Le second exhiba une bulle transparente pleine de liquide incolore.

— Les filtres ont retenu toutes les impuretés, jusqu’à quelques microns. Pour plus de sûreté, nous allons filtrer deux fois, en passant d’un réservoir à l’autre. Pas de piscine, hélas, jusqu’à ce que nous ayons dépassé Mars.

Cela provoqua quelques rires, on en avait grand besoin, et même le capitaine se détendit un peu.

— Nous allons d’abord essayer les moteurs à la poussée minimale pour nous assurer qu’il n’y a pas d’anomalies opérationnelles dans l’H2O de Halley. S’il y en a, nous abandonnerons complètement l’idée et rentrerons chez nous avec la bonne vieille eau de la Lune.

Un « ange » passa, pendant lequel tout le monde attendit que quelqu’un parle. Le capitaine Smith rompit le silence gênant :

— Comme vous le savez tous, cette idée ne me plaît pas du tout. En fait…

Il s’interrompit brusquement ; tout le monde savait qu’il avait envisagé d’envoyer sa démission à Sir Lawrence, un geste quelque peu ridicule, tout de même, dans ces circonstances.

— Mais d’autres éléments sont intervenus dans les dernières heures, reprit-il. Sir Lawrence a approuvé ce projet, à condition bien sûr que des difficultés fondamentales ne surgissent pas de nos essais. De plus – et c’est là une surprise, que je ne m’explique pas plus que vous –, le Conseil spatial mondial a non seulement donné son approbation mais a exigé que nous effectuions ce déroutement, en prenant à sa charge tous les frais. Comprenne qui pourra. Mais…

Il regarda d’un air sceptique la petite bulle d’eau que Heywood Floyd avait haussée vers la lumière et secouait doucement.

— Mais j’ai encore un souci. Je suis un mécanicien, pas un chimiste, bon Dieu. Cette eau paraît propre, d’accord, mais quelle sera son action sur le revêtement des réservoirs ?

Floyd ne comprit jamais ce qui lui était passé par la tête ; une telle témérité n’était pas du tout dans son caractère. Peut-être était-il simplement agacé par ce débat et voulait-il en finir. Ou peut-être estimait-il nécessaire de secouer un peu l’honneur du capitaine.

D’un mouvement vif, il fit sauter le bouchon de la bulle et la portant à sa bouche avala environ 20 centilitres de comète.

— Voilà votre réponse, capitaine, dit-il quand il reposa la fiole.

 

— Ça, déclara le médecin du bord une demi-heure plus tard, c’était un des actes les plus stupides que j’aie jamais vus ! Vous ne savez donc pas qu’il y a des cyanures et des cyanogènes et Dieu sait quoi encore là-dedans ?

— Bien sûr que si, répliqua Floyd en riant. J’ai vu les analyses, rien que quelques parcelles sur un million. Pas de quoi s’inquiéter. Mais j’ai tout de même eu une surprise, ajouta-t-il gaiement.

— Ah oui ? Laquelle ?

— S’il était possible d’expédier ça sur la Terre, on ferait fortune en le vendant sous le nom de Purgatif de Halley !

 

34. Lavage de voiture

 

Maintenant que les dés étaient jetés, toute l’atmosphère d’Univers changeait. Plus de discussions ; tout le monde collaborait. Personne ne dormit beaucoup pendant les deux rotations suivantes de la comète, cent heures de temps terrestre.

La première journée de Halley fut consacrée à un prélèvement encore assez prudent d’Old Faithful mais quand le geyser cessa de jaillir, vers le soir, la technique était complètement maîtrisée. Plus de mille tonnes d’eau avaient été embarquées ; la prochaine période de jour suffirait amplement pour le reste.

Heywood Floyd évitait le capitaine, pour ne pas tenter le diable. D’ailleurs, Smith avait mille choses à faire, parmi lesquelles n’entrait pas cependant le calcul de la nouvelle orbite : celle-ci avait été vérifiée et revérifiée sur la Terre.

L’idée était brillante, cela ne faisait plus de doute, et l’économie était encore plus grande que ne l’avait supposé Jolson. En refaisant le plein sur Halley, Univers éliminait les deux principaux changements d’orbite nécessaires pour le retour sur Terre ; il pourrait maintenant foncer tout droit vers son but, sous une accélération maximale et gagner ainsi plusieurs semaines. En dépit des risques possibles, tout le monde applaudissait à la manœuvre.

Enfin, presque tout le monde.

Sur Terre, le mouvement « Touche pas à Halley », précipitamment créé, s’indignait. Ses membres (236 seulement, mais ils s’y entendaient pour faire leur publicité) estimaient que le pillage d’un corps céleste ne se justifiait pas, même pour sauver des vies humaines. Ils refusaient de se laisser amadouer, même quand on faisait observer qu’Univers ne faisait qu’emprunter une substance que la comète aurait perdue, n’importe comment. C’était, disaient-ils, une question de principe. Leurs communiqués rageurs provoquaient à bord d’Univers une détente amusée dont on avait grand besoin.

Toujours prudent, le capitaine Smith procéda aux premiers essais à puissance réduite avec un des propulseurs de contrôle d’altitude ; s’il tombait en panne, on pourrait s’en passer. Il n’y eut pas d’anomalies, le moteur se comporta exactement comme s’il fonctionnait avec la meilleure eau distillée provenant des mines lunaires.

Il fit ensuite un essai avec le principal moteur central, le numéro un ; si celui-là était endommagé, il n’y aurait aucune perte de maniabilité, seulement de poussée totale. Le vaisseau demeurerait entièrement contrôlable mais l’accélération de pointe serait diminuée de vingt pour cent.

Encore une fois, il n’y eut aucun problème. Même les plus sceptiques recommencèrent à se montrer polis avec Heywood Floyd et le lieutenant Jolson cessa d’être un paria.

Le décollage fut fixé à la fin de l’après-midi, juste avant qu’Old Faithful cesse de jaillir. (Serait-il encore là pour accueillir les prochains visiteurs dans soixante-seize ans ? se demandait Floyd. Peut-être ; il y avait déjà des traces de son existence sur les vieilles photos de 1910.)

Il n’y eut pas de compte à rebours spectaculaire, comme autrefois au cap Canaveral. Une fois certain que tout était en ordre, le capitaine Smith appliqua une simple poussée de cinq tonnes au numéro un et Univers s’éleva lentement du cœur de la comète. L’accélération était modeste mais le feu d’artifice fut impressionnant et, pour la plupart des observateurs, totalement inattendu. Jusqu’à présent, les jets des moteurs principaux avaient été pratiquement invisibles, uniquement formés d’oxygène et d’hydrogène hautement ionisés. Même quand les gaz s’étaient suffisamment refroidis pour se combiner chimiquement, à des centaines de kilomètres, la réaction n’avait dégagé aucune lumière dans le spectre visible.

Mais à présent Univers s’éloignait de Halley sur une colonne incandescente trop lumineuse pour l’œil ; cela ressemblait à un pilier de flamme. Quand cette flamme touchait le sol, elle faisait exploser la roche en fragments épars. En quittant Halley, Univers y gravait sa signature, comme un graffiti cosmique.

La plupart des passagers, accoutumés à s’élever dans l’espace sans trace visible, furent considérablement surpris. Floyd attendit l’inévitable explication ; un de ses petits plaisirs était de surprendre Willis en flagrant délit d’erreur scientifique, mais il en avait très rarement l’occasion. Et même dans ces cas-là, Willis avait toujours une excuse valable.

— Du carbone, dit-il. Du carbone incandescent, exactement comme la flamme d’une bougie, mais légèrement plus brûlant.

— Légèrement, murmura Floyd.

— Nous ne brûlons plus, si vous me passez l’expression (et Floyd laissa passer), de l’eau pure. Elle a été soigneusement filtrée, d’accord, mais elle contient beaucoup de carbone colloïdal. Ainsi que des éléments qui ne pourraient être éliminés que par la distillation.

— Très impressionnant mais je suis un peu inquiet, dit Greenberg. Toute cette radiation… Est-ce que ça ne va pas détériorer les moteurs et gravement surchauffer le vaisseau ?

C’était une très bonne question, qui avait causé quelque anxiété. Floyd attendit que Willis y réponde, mais l’astucieux savant lui renvoya la balle.

— Je préfère laisser au professeur Floyd le soin de vous donner toutes les explications. C’était son idée, après tout.

— Celle de Jolson, s’il vous plaît. Mais c’est juste. En réalité, il n’y a pas de problème ; quand nous sommes en pleine poussée, tout ce feu d’artifice est à mille kilomètres derrière nous. Nous n’avons pas à nous en soucier.

Le vaisseau planait à présent à environ deux mille mètres au-dessus du noyau ; sans l’éblouissement des vapeurs d’échappement, on aurait pu admirer la face ensoleillée de l’astre minuscule déployée au-dessous. À cette altitude – ou distance – la colonne d’Old Faithful s’élargissait légèrement. Elle ressemblait, pensa subitement Floyd, au grand jet d’eau de Genève. Il ne l’avait pas vu depuis cinquante ans et se demanda s’il marchait encore, là-bas.

Le capitaine Smith vérifiait les commandes et faisait lentement pivoter le vaisseau, sur les axes Y et Z. Tout paraissait fonctionner à la perfection.

— Temps zéro de la mission dans dix minutes, annonça-t-il. Point 0,1 G pendant cinquante heures, 0,2 G jusqu’à la manœuvre de retournement, dans cent cinquante heures.

Il prit un temps, pour laisser à ses auditeurs le temps d’absorber l’information ; jamais aucun vaisseau n’avait tenté de maintenir une accélération aussi élevée pendant si longtemps. Si Univers n’était pas capable de freiner correctement, il passerait à la postérité, dans les livres d’histoire, comme le premier missile interstellaire habité.

Le vaisseau s’inclinait maintenant vers l’horizontale – si un tel mot pouvait signifier quelque chose dans un environnement de quasi totale apesanteur – et se dirigeait directement vers la blanche colonne de brume et de cristaux de glace jaillissant toujours de la comète. Univers commença à s’en approcher…

— Mais qu’est-ce qu’il fabrique ? demanda anxieusement Mihailovitch.

Le capitaine, s’attendant évidemment à cette question, reprit la parole. Il avait complètement retrouvé sa bonne humeur et il y avait même de l’amusement dans sa voix :

— Plus qu’une petite corvée avant de partir. Ne vous inquiétez pas, je sais ce que je fais. Et le second est d’accord avec moi. N’est-ce pas ?

— Oui, capitaine, mais j’avoue que j’ai d’abord cru que vous plaisantiez.

— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Willis, pour une fois pris au dépourvu.

Le vaisseau était à présent agité d’un léger roulis tout en se déplaçant toujours lentement vers le geyser. À cette distance, une centaine de mètres, il rappelait de plus en plus à Floyd le célèbre jet d’eau de Genève.

Il ne va tout de même pas nous y faire passer…

Mais si. Univers vibra un peu en pénétrant dans la gigantesque gerbe d’écume. Il tangua très légèrement, comme s’il forait un trou dans le geyser géant. Sur les écrans d’observation et par les hublots, on ne voyait qu’une blancheur laiteuse.

L’opération ne dura en tout qu’une dizaine de secondes et puis ils émergèrent de l’autre coté. Sur la passerelle, les officiers applaudirent spontanément ; mais les passagers, même Floyd, avaient l’impression d’avoir été victimes d’une mauvaise farce.

Avec une grande satisfaction, le capitaine annonça alors :

— Maintenant, nous sommes prêts à partir. Nous avons de nouveau un vaisseau bien propre.

 

Pendant la demi-heure suivante, plus de dix mille observateurs amateurs, sur la Terre et la Lune, rapportèrent que la comète avait doublé d’éclat. Le Comet Watch Network, le réseau de surveillance de la comète, fut submergé d’appels, ses standards sautèrent et les astronomes professionnels enragèrent.

Mais le grand public était ravi et quelques jours plus tard, Univers fournit un spectacle encore plus sensationnel, quelques heures avant l’aube.

Accélérant de plus de dix mille kilomètre-heure toutes les heures, le vaisseau était maintenant de l’autre côté de l’orbite de Vénus. Il allait encore se rapprocher du Soleil avant d’effectuer son passage au périhélie – bien plus rapidement que n’importe quel corps céleste naturel – et de se diriger vers Lucifer.

Alors qu’il passait entre la Terre et le Soleil, la queue de carbone incandescent de mille kilomètres devint aisément visible comme une étoile de quatrième magnitude, dont le mouvement fut visible pendant une heure parmi les constellations du matin. Au tout début de sa mission de sauvetage, Univers était suivi par des milliers d’êtres humains.

 

35. À la dérive

 

La nouvelle inattendue, l’annonce que le vaisseau jumeau Univers était déjà en route – et pourrait arriver bien plus tôt qu’on n’osait l’espérer – eut sur le moral de l’équipage de Galaxy un effet nettement euphorique. Le fait qu’ils fussent à la dérive sur un océan étranger, entourés de monstres inconnus, sembla soudain moins grave, et les monstres eux-mêmes moins impressionnants, bien qu’ils fissent de temps en temps des apparitions intéressantes.

On les apercevait à l’occasion mais ils ne s’approchaient jamais du vaisseau, même quand des déchets étaient jetés par-dessus bord. Ce n’était pas surprenant ; cela révélait que ces grands animaux, contrairement à leurs homologues terrestres, avaient un bon système de communication. Peut-être étaient-ils davantage apparentés aux dauphins qu’aux requins.

Il y avait de nombreux bancs de petits poissons, auxquels personne n’aurait accordé un regard sur un marché terrestre. Après plusieurs tentatives, un des officiers – passionné de pêche à la ligne – en attrapa un avec un hameçon sans appât. Il ne le fit pas passer par le sas – le capitaine l’aurait d’ailleurs interdit – mais il le mesura et le photographia avant de le rejeter à la mer.

L’orgueilleux pêcheur dut tout de même payer le prix de sa performance. La combinaison spatiale à pressurisation partielle qu’il avait portée pendant son exploit s’était imprégnée de l’odeur caractéristique d’œufs pourris de l’hydrogène sulfureux et quand il la rapporta à bord, il fut la cible d’innombrables plaisanteries d’un goût douteux. C’était un nouveau rappel d’une biochimie étrangère, implacablement hostile.

Malgré les supplications des savants, la pêche à la ligne fut désormais interdite. On pouvait observer et prendre des notes mais rien d’autre. D’ailleurs, il y avait à bord des géologues planétaires, pas de naturalistes. Personne n’avait songé à apporter du formol, qui probablement aurait perdu ses propriétés sur cette planète.

Une fois, le vaisseau dériva pendant plusieurs heures parmi des amas ou des nappes d’une sorte de substance vert vif qui formait des ovales d’une dizaine de mètres de large, tous approximativement de la même taille. Galaxy passait au travers sans rencontrer de résistance et ils se reformaient rapidement derrière lui. Il devait s’agir de quelconques organismes coloniaux.

Un matin, l’officier de quart sursauta en voyant un périscope émerger de la mer et se trouva face à un œil bleu paisible qui, raconta-t-il quand il fut remis de son émotion, avait l’air de celui d’une vache malade. L’œil le considéra tristement pendant quelques instants, sans intérêt apparent, et retourna lentement dans l’océan.

Rien ne se déplaçait très vite, pour une raison évidente. C’était encore une planète de basse énergie, il n’y avait aucune trace de cet oxygène ambiant qui permettait aux animaux de la Terre de vivre grâce à une sorte de combustion lente, depuis l’instant où ils commençaient à respirer à leur naissance. Seul le « requin » de la première rencontre avait manifesté une activité violente… dans son dernier spasme d’agonie.

Peut-être était-ce à l’avantage des hommes. Même alourdis par leurs combinaisons spatiales, il n’y avait probablement rien, sur Europe, qui pût les rattraper, à supposer qu’ils eussent été poursuivis.

 

Le capitaine Laplace était amusé d’avoir dû remettre le commandement de son « navire » au commissaire ; il se demanda si cette situation s’était déjà produite dans les annales de l’espace et de la mer.

À vrai dire, M. Lee n’avait pas grand-chose à faire. Galaxy flottait verticalement, émergeant d’un tiers, en prenant une gîte légère sous un vent qui le poussait régulièrement à cinq nœuds. Il n’y avait que quelques fuites sous la ligne de flottaison, faciles à surveiller et à colmater. Et, ce qui était tout aussi important, la coque était toujours étanche à l’air.

Les instruments de navigation étaient inutilisables mais ils savaient exactement où ils étaient. Ganymède leur donnait toutes les heures leur position exacte, en se basant sur leur signal de secours, et s’ils continuaient de suivre le même cap, ils toucheraient terre dans trois jours, sur une grande île. Mais s’ils la manquaient, ils se dirigeraient vers le large, vers la zone bouillante située immédiatement au-dessous de Lucifer. Sans être réellement a priori catastrophique, ce n’était pas une perspective engageante ; le capitaine par intérim Lee passait beaucoup de temps à chercher les moyens de l’éviter.

Des voiles – même s’il avait eu de la toile et du gréement – n’auraient guère changé leur direction. Il avait mouillé des ancres flottantes de fortune à cinq cents mètres, cherché des courants éventuellement utiles et n’en avait pas trouvé. Il n’avait pas non plus trouvé le fond ; impossible de savoir à combien de milliers de mètres il était.

Cette grande profondeur était peut-être une bonne chose ; elle les mettait à l’abri des séismes sous-marins qui secouaient continuellement cet océan tout neuf. Parfois, Galaxy sursautait, comme sous un coup de marteau géant, quand une lame de fond passait. Quelques heures plus tard, un tsunami de plusieurs dizaines de mètres de haut allait sans doute écraser une côte europienne ; mais là au large, en eau profonde, ces vagues mortelles n’étaient que des ondulations.

Plusieurs fois, des tourbillons subits furent observés au loin ; ils paraissaient très dangereux – des maelströms peut-être capables d’aspirer Galaxy à des profondeurs inconnues – mais heureusement, ils étaient assez loin pour que le vaisseau ne fasse que quelques petits tours sur lui-même.

À un moment donné, une énorme bulle de gaz s’éleva et creva à la surface, à cent mètres à peine. Elle était très impressionnante et tout le monde se fit l’écho de la réflexion soulagée du médecin :

— Dieu soit loué, nous ne pouvons pas la sentir !

 

C’est étonnant comme la plus bizarre des situations peut devenir de la routine. En quelques jours, la vie à bord de Galaxy prit un cours régulier et le principal souci du capitaine Laplace fut d’occuper son équipage. Rien n’est pire pour le moral que l’inaction et il se demandait comment les capitaines des anciens long-courriers de la marine trouvaient du travail à leurs hommes pendant ces interminables traversées. Ils ne pouvaient quand même pas passer tout leur temps à grimper dans les haubans ou à laver les ponts.

Avec les savants, le problème était exactement inverse. Ils ne cessaient de proposer des expériences, qui devaient être soigneusement considérées avant d’être approuvées. S’il les avait laissés faire, ils auraient monopolisé les réseaux de communication, à présent extrêmement limités, de son vaisseau.

Car le complexe d’antennes principal occupait une position précaire sur la ligne de flottaison et Galaxy ne pouvait plus parler directement à la Terre. Tout devait être relayé par Ganymède, sur une longueur d’ondes de quelques malheureux mégahertz. Un seul canal vidéo direct avait la prééminence sur tout le reste et le capitaine devait résister aux clameurs des réseaux terrestres. Ils n’auraient d’ailleurs pas grand-chose à montrer à leur public, à part la mer, les aménagements exigus du vaisseau spatial et un équipage qui, tout en gardant bon moral, avait un aspect de plus en plus hirsute.

Une masse insolite de communications était adressée au second Chris Floyd, dont les réponses chiffrées étaient si brèves qu’elles ne devaient pas contenir beaucoup d’informations. Laplace décida finalement d’avoir une conversation avec le jeune homme.

— Monsieur Floyd, lui dit-il dans l’intimité de sa cabine, je vous serais reconnaissant de m’éclairer sur votre occupation à temps partiel.

Floyd parut embarrassé et se raccrocha à la table alors qu’une rafale soudaine secouait un peu le vaisseau.

— Je le voudrais bien, mais je n’y suis pas autorisé.

— Par qui, puis-je vous le demander ?

— Franchement, je ne sais pas trop.

C’était absolument vrai… Il soupçonnait que c’était Astropol mais les deux messieurs d’un calme impressionnant qui lui avaient donné des instructions, sur Ganymède, avaient inexplicablement omis de le lui préciser.

— En qualité de capitaine de ce vaisseau, et particulièrement dans les circonstances actuelles, je voudrais bien savoir ce qui se passe à mon bord. Si nous nous en tirons, je vais passer les prochaines années de ma vie devant des commissions d’enquête. Et vous aussi, fort probablement.

Floyd eut un sourire ironique.

— Ça ne vaudrait pas la peine d’être sauvés, on dirait. Tout ce que je sais, c’est qu’en haut lieu, un service s’attendait à des ennuis durant cette mission mais ne savait pas sous quelle forme ils arriveraient. On m’a simplement dit d’ouvrir l’œil. Je n’ai pas servi à grand-chose, je le crains, mais j’imagine que j’étais la personne la plus qualifiée qu’ils avaient sous la main à ce moment-là.

— Je ne pense pas que vous deviez vous faire des reproches. Qui aurait pu croire que Rose…

Le capitaine s’interrompit, frappé par une pensée subite.

— Soupçonneriez-vous quelqu’un d’autre ? demanda-t-il, en se retenant de hasarder : « Moi, par exemple ? » pour ne pas paraître complètement paranoïaque.

Floyd réfléchit puis apparemment se décida :

— J’aurais peut-être dû vous en parler, capitaine, mais vous aviez tant à faire… Je suis sûr que le Pr Van der Berg est mêlé à tout cela, je ne sais comment. C’est un Mède, vous savez, et ces gens sont bizarres. Je dois avouer que je ne les comprends pas très bien.

Il aurait pu avouer aussi qu’il ne les aimait pas. Trop d’esprit de clan, pas vraiment amicaux avec les outre-mondiens. On ne pouvait guère leur en vouloir, bien sûr ; tous les pionniers qui s’efforçaient de civiliser un pays sauvage devaient être ainsi.

— Van der Berg… Hum. Et les autres savants ?

— Tous ont subi une inspection, naturellement. Rien d’anormal, chez aucun d’eux.

Ce n’était pas tout à fait vrai. Le Pr Simpson avait plus de femmes que ne le permettait la stricte légalité, c’est-à-dire une seule à la fois, et le Pr Higgins avait une importante collection de livres fort curieux. Le lieutenant Floyd ne savait pas très bien pourquoi on s’était donné la peine de lui communiquer ces informations ; ses mentors cherchaient peut-être à l’impressionner par leur pouvoir d’investigation. Il se dit que le service d’Astropol (ou de quoi que ce fut) avait quelques aspects amusants.

— Très bien, dit le capitaine en donnant congé au second. Mais je vous prie de me tenir au courant, si vous découvrez quelque chose, n’importe quoi, qui risque de compromettre la sécurité du vaisseau.

Dans les circonstances présentes, il était difficile d’imaginer ce que cela pourrait être. Des risques supplémentaires paraissaient plutôt inconcevables.

 

36. La côte inconnue

 

Vingt-quatre heures avant qu’on aperçoive l’île, on ne savait toujours pas si Galaxy n’allait pas la manquer et se trouver poussé vers le plein océan. Sa position, suivie par le radar de Ganymède, était affichée sur un grand tableau que tout le monde à bord surveillait anxieusement plusieurs fois par jour.

Mais si le vaisseau touchait terre, ses problèmes ne feraient peut-être que commencer. Il pourrait s’écraser sur une côte rocheuse, au lieu d’être gentiment déposé sur une plage.

Le capitaine de fortune Lee avait vivement conscience de toutes ces possibilités. Il avait lui-même fait naufrage, une fois, avec un yacht dont les moteurs étaient tombés en panne à un moment critique, au large de l’île de Bali. Il n’avait aucune envie de recommencer, surtout sur une planète où il n’y avait pas de garde-côtes pour vous porter secours.

L’ironie de leur triste sort ne lui échappait pas. Ils étaient là, à bord d’un des moyens de transport les plus perfectionnés jamais conçus par l’homme – capable de traverser le système solaire ! – et pourtant ils ne pouvaient le faire dévier de quelques mètres de son cap. Néanmoins, ils n’étaient pas totalement réduits à l’impuissance ; ils avaient encore quelques atouts dans leur jeu.

Sur ce globe à la courbe abrupte, l’île n’était qu’à cinq kilomètres quand ils l’aperçurent. Au grand soulagement de Lee, aucune de ces falaises qu’il redoutait n’était visible, mais pas non plus la plage qu’il espérait. Les géologues l’avaient déjà prévenu qu’il était trop tôt, de quelques millions d’années, pour trouver du sable ; les moulins d’Europe n’avaient pas encore eu le temps de faire leur travail.

Dès qu’on fut certain de se diriger vers la terre, Lee donna l’ordre de vider les principaux réservoirs de Galaxy, qu’il avait fait inonder presque tout de suite après l’amerrissage. Quelques heures très inconfortables suivirent, durant lesquelles un quart au moins de l’équipage ne fut pas en état de s’intéresser à la manœuvre.

Galaxy s’éleva de plus en plus haut sur l’eau, s’y balançant de plus en plus follement, avant de tomber avec un gigantesque plouf à la surface, en position horizontale, comme un cadavre de baleine au temps où les braconniers leur pompaient de l’air dans le corps pour éviter qu’elles ne coulent. Lorsque le vaisseau se fut ainsi allongé, Lee régla de nouveau la flottaison, jusqu’à ce que l’arrière s’enfonçât un peu et que la passerelle avant fût juste au-dessus de l’eau.

Comme il s’y attendait, Galaxy se plaça alors en travers du vent. Un autre quart de l’équipage se vit alors contraint de s’arrêter mais Lee avait bien assez d’assistants pour mouiller l’ancre flottante qu’il avait préparée en vue de cette dernière manœuvre. Ce n’était qu’un radeau de fortune, fait de caisses vides assemblées tant bien que mal, mais son tirant permit au vaisseau de se pointer vers la terre proche.

Ils voyaient maintenant où ils allaient atterrir – avec une lenteur désespérante : sur une étroite bande de grève couverte de pierres. Faute de sable, c’était le meilleur choix…

La passerelle était déjà au-dessus de la plage lorsque Galaxy s’échoua ; Lee joua sa dernière carte. Il n’avait fait qu’un seul essai, n’osant insister davantage de peur que le mécanisme malmené ne tombât en panne.

Pour la dernière fois, Galaxy déploya son train d’atterrissage. Il y eut un concert de grincements, un frémissement et des secousses quand les patins, sous la coque, s’enfoncèrent dans la surface étrangère. Le vaisseau était maintenant solidement ancré, contre vents et marées, sur la berge de cet océan… sans marées.

Galaxy avait trouvé là, indiscutablement, son dernier lieu de repos… et peut-être, vraisemblablement, celui de son équipage et de ses passagers.

 

2061 : odyssée trois
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